CHAPITRE SEIZE

Heureusement, le retour de Lucie mit un terme aux spéculations sur Stark.

— Bon, je suis censée dire à Erik de porter Zœy, annonça-t-elle. Vous autres, restez groupés. Darius vous attend sur le parking.

— On ne va pas tous tenir dans la camionnette de Heath, remarquai-je, me forçant à ouvrir mes paupières alourdies.

— On a trouvé une solution. Ah, Darius a dit aussi que Zœy devait mordre Heath une dernière fois, vite fait, avant de partir. D’après lui, elle commence sans doute à se sentir très faible.

— Non, ça va. Je vais bien. Allons-y !

Oui, je me sentais mal. Non, je ne voulais pas mordre Heath de nouveau. J’en avais envie, bien sûr, mais ce n’était pas une bonne idée, d’autant plus qu’il était en colère contre moi.

— Fais-le, dit Heath.

Soudain, il était à côté de moi, sa bouteille à la main. Il ne me jeta pas un seul regard. Il se tourna vers Erik.

— Coupe-moi ! demanda-t-il en tendant le bras.

— Avec plaisir, répondit Erik.

— Non, je ne suis pas d’accord, protestai-je.

Avec une rapidité incroyable, Erik trancha le poignet de Heath, et l’odeur de son sang me parvint. On me déplaça délicatement et je sentis sa cuisse sous ma tête. Il approcha la coupure de ma bouche, le regard vide.

— Heath, je ne peux rien prendre que tu ne veuilles me donner.

Il baissa les yeux sur moi, et plusieurs expressions se succédèrent sur son visage, dominées par une profonde tristesse.

— Il n’y a rien que je ne veuille te donner, Zo, dit-il d’une voix dont la lassitude égalait la mienne. Quand vas-tu le comprendre ? J’aimerais juste que tu me laisses un peu de fierté.

Ces mots me brisèrent le cœur.

— Je t’aime, Heath. Tu le sais.

Il sourit faiblement.

— C’est bon de te l’entendre dire. Qu’est-ce que tu en dis, vampire ? Elle m’aime ! Et n’oublie pas que, si fort et dangereux que tu penses être, tu ne seras jamais capable de faire ça pour elle.

Sur ce, il appuya sa blessure contre mes lèvres.

— Oui, c’est vrai. Il faudra que je l’accepte, mais je n’ai pas à y assister !

Repoussant la couverture d’un geste furieux, il quitta la pièce.

— Ne fais pas attention à lui, chuchota Heath en me caressant les cheveux. Bois, et ne pense qu’à toi.

Avec un petit gémissement, je me laissai aller. J’avalais son énergie, sa passion et son désir en même temps que son sang. Je fermai les yeux, cette fois à cause de l’intensité de mon plaisir. Appuyant son bras plus fermement contre ma bouche, il murmura à mon oreille des mots doux à peine compréhensibles.

La tête me tournait lorsque quelqu’un tira sur son bras. Je me sentais plus forte, même si ma poitrine était en feu, mais aussi bizarrement joyeuse.

— Hé, elle a l’air drôle ! s’écria Kramisha.

— Je me sens mieux. Ou plus bien ? Comment on dit, déjà, Damien Shamien ?

Je gloussai, et ça me fit tellement mal que je dus serrer les dents.

— Qu’est-ce qui lui arrive ? s’étonna Jack.

— Il se passe quelque chose d’anormal, dit Damien.

— Elle est soûle, déclara Lucie.

— N’importe quoi ! fis-je avant de roter. Oups !

— Son petit ami est bourré ; or elle vient de boire son sang, intervint Shaunee.

Les Jumelles prirent Heath chacune par un bras et le reconduisirent au lit, où il s’affala comme une masse.

— Je ne savais pas que les vampires pouvaient s’enivrer en buvant le sang d’un humain ! s’esclaffa Aphrodite. C’est très intéressant.

Elle me tendit mon sac à main tout en m’étudiant comme si j’étais un spécimen sous un microscope.

— Tu trouverais ça moins intéressant si tu t’étais attaquée à un ivrogne, et que tu te retrouvais avec une migraine horrible, et des renvois de mauvais vin pendant des jours, dit Lucie.

Aphrodite, les Jumelles, Damien, Jack et moi la dévisageâmes, dégoûtés. Lucie, s’il te plaît, arrête ! C’est trop per… per… perturbant, bafouillai-je.

— Elle ne risque pas de recommencer, nous assura Kramisha. Le dernier était franchement dégueu.

— Kramisha ! Tu lui fais peur ! protesta Lucie. Personne ne va plus manger personne. J’ai juste mentionné cet épisode, qui remonte à très longtemps, pour donner un exemple. Ne t’inquiète pas, Zœy, d’accord ? Nous allons bien, et les sans-abri ne risquent plus rien. Ne te fais pas de souci. Rétablis-toi, c’est tout.

— Ben tiens ! Y a vraiment pas de quoi s’inquiéter.

— Zœy, tu as ma promesse. Tout ça, c’est fini, fit-elle d’un ton solennel.

D’un seul coup, les vapeurs d’alcool qui obscurcissaient mon cerveau se dissipèrent, et je sus ce que j’avais à faire.

— Hé, Afro ! Et si vous alliez tous rejoindre Darius ? Je donne un numéro de téléphone à Lucie, et j’arrive.

— OK, on se retrouve dehors. Et ne m’appelle plus jamais Afro.

Vexée, elle entraîna les Jumelles, Damien, Jack et une ribambelle de chats mal lunés vers la sortie.

Erik, qui revint dans la pièce, s’appuya en silence contre le mur, les bras croisés, et se mit à me fixer. Je me servis de mon état comme d’une excuse pour l’ignorer.

— Zœy, dit Lucie, tu ne voulais pas me donner un numéro ?

— Si. Je vais te le noter.

— D’accord.

Kramisha me tendit une feuille de papier et un stylo.

Erik m’observait avec attention. Je fronçai les sourcils.

— Ne regarde pas ce que j’écris !

Il leva les mains en l’air.

— Très bien ! Très bien !

J’avais un mal fou à me concentrer à cause des effets de l’alcool, mais la douleur provoquée par le mouvement de mes mains m’aida à retrouver mes esprits. Je notai le numéro de sœur Marie Angela, puis j’ajoutai : « Plan B : tiens-toi prête à emmener tout le monde à l’abbaye. Surtout, n’en parle à personne. Comme ça, Neferet ne saura pas où vous êtes. »

— C’est bon, j’ai fini.

M’efforçant de paraître aussi sobre et raisonnable que possible, je chuchotai :

— Dès que je te dis de bouger, bouge !

Elle lut le mot et hocha la tête. Soulagée, je fermai les yeux et me laissai aller au vertige.

— Elle a fini avec son numéro de téléphone secret ? demanda Erik.

— Oui. Dès que je l’aurai entré dans mon téléphone, je vais détruire ce bout de papier.

— A moins qu’il ne s’auto… s’autodétruise, bafouilla Heath.

Je tournai la tête vers lui.

— Hé !

— Quoi ?

— Merci encore.

— Pas de quoi, dit-il en haussant les épaules.

— Si. Prends soin de toi !

— Est-ce que c’est important ?

— Oui, c’est important. Et, la prochaine fois, je préférerais que tu ne boives pas.

Je rotai encore, et la douleur dans la poitrine me fit grimacer.

— J’essaierai de m’en souvenir, dit-il avant de porter la bouteille à ses lèvres.

— Sors-moi d’ici, demandai-je à Lucie en soupirant.

— A toi de jouer, Erik ! fît-elle.

Il apparut aussitôt à côté de moi.

— Ça va faire mal, Zœy, me prévint-il, mais je n’ai pas le choix.

— Je sais. Je vais serrer les paupières et faire comme si j’étais ailleurs.

— Bonne idée.

— Je serai à côté de toi, Zœy, dit Lucie.

— Non, reste avec Heath. Si tu laisses quelqu’un l’approcher, je serai très en colère. Je ne plaisante pas.

— Hé, je suis là, lança Kramisha, et j’ai tout entendu. Je ne vais pas toucher à ton petit ami. Il n’est plus bon, de toute façon.

— Ce n’est pas ce que dit Zo ! protesta Heath en levant sa bouteille comme pour porter un toast.

Je les ignorai tous les deux, gardant les yeux fixés sur Lucie.

Elle m’embrassa sur la joue.

— Ne t’en fais pas. Je vais veiller sur lui, promit-elle. Sois prudente.

— N’oublie pas ce que j’ai écrit, chuchotai-je.

Elle hocha la tête. Je m’adressai à Darius :

— OK, allons-y.

Il me souleva avec délicatesse, mais la douleur qui déchira mon corps m empêcha même de hurler. Erik se précipita dans le tunnel avec nous en me murmurant que tout irait bien… que nous étions presque arrivés…

Quand ils m’eurent hissée sur l’échelle qui menait dans le hall de la gare, je m’évanouis.

Hélas, la pluie glaciale et le vent violent qui se déchaînaient dehors me firent revenir à moi.

— Doucement, ne t’agite pas, me conseilla Darius. Ça ne fera qu’empirer les choses.

Erik marchait à côté de nous et m’observait avec inquiétude. Nous nous dirigions vers l’énorme Hummer noir garé sur le parking. Jack et Damien se tenaient près de la portière arrière. Aphrodite était assise sur le siège passager et les Jumelles, ainsi que les chats, étaient tout au fond.

Ils m’allongèrent sur la banquette, la tête sur les genoux de Damien. Malheureusement, je restai consciente. Avant que Darius referme la porte, Erik pressa ma cheville.

— Tu vas te rétablir, d’accord ?

— OK, répondis-je à grand-peine.

Darius prit le volant et nous partîmes. Je décidai de remettre mes problèmes de cœur à plus tard. En attendant, je laissais Erik et Heath derrière moi avec un soulagement coupable.

La ville était plongée dans l’obscurité. Darius conduisait en silence, luttant pour garder le contrôle du véhicule, qui dérapait sur la glace. Aphrodite lui signalait les obstacles sur la chaussée ; Damien, tendu et muet, maintenait ma tête sans rien dire, et, pour une fois, les

Jumelles ne discutaient pas entre elles. Je fermai les yeux : un engourdissement désagréablement familier avait recommencé à envahir mon corps.

Je ne pouvais pas m’abandonner à cette torpeur, si attirante puisse-t-elle paraître, car c’était la mort déguisée. Je me forçai à respirer à fond, même si, à chaque inspiration, la douleur secouait mon corps.

« Si je souffre, alors, je ne suis pas morte », me répétais-je.

Je me raclai la gorge. Mon ivresse avait disparu, cédant la place à un épuisement extrême.

— Nous ne devons pas oublier où nous allons, murmurai-je. Il ne s’agit plus de l’ancienne Maison de la Nuit. C’est un endroit dangereux.

J’avais du mal à reconnaître ma voix.

— Il nous faudra garder nos éléments près de nous et nous en tenir autant que possible à la vérité quand on nous interrogera.

— Très juste, commenta Damien. S’ils sentent que nous disons la vérité, ils renonceront peut-être à fouiller dans notre esprit.

— Surtout si nous sommes protégés par les éléments, enchaîna Erin.

— Donc, nous sommes de retour parce que nous avons reçu le texto de l’école, résuma Damien. Et parce que Zœy a été blessée.

Aphrodite acquiesça.

— Oui, et, si nous étions partis, c’est parce que nous avions eu peur.

— Surtout, restez vigilants, leur conseillai-je.

— Notre grande prêtresse a raison, intervint Darius.

Nous pénétrons dans le camp de l’ennemi, et nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser endormir par cet environnement familier.

— Ça ne risque pas d’arriver, affirma Aphrodite.

— Comment ça ? demandai-je.

— Notre monde a changé. Plus on se rapproche de l’école, plus mon mauvais pressentiment grandit.

Elle se tourna vers moi.

— Tu ne le sens pas ?

Je secouai la tête.

— Je ne sens rien d’autre que ma blessure.

— Moi, si, déclara Damien. J’en ai la chair de poule.

— Pareil pour moi, fit Shaunee.

— Moi, j’ai mal au ventre, enchérit Erin.

J’inspirai à fond et clignai des yeux à plusieurs

reprises, luttant pour rester consciente.

— C’est Nyx. C’est sa manière de vous prévenir. Vous vous rappelez l’effet que Kalona a eu sur les autres novices ?

— Zœy a raison, m’appuya Aphrodite. Nyx fait en sorte que nous ne cédions pas à ce type.

— On ne peut pas passer du côté obscur, lâcha Damien d’un air sombre.

Nous tournâmes dans Utica Square.

— C’est effrayant de voir cette avenue plongée dans le noir ! fît remarquer Erin.

— Effrayant et anormal, précisa Shaunee.

— Il n’y a plus d’électricité nulle part, expliqua Darius. Même à l’hôpital Saint John, il n’y a presque pas de lumière, comme si les générateurs ne leur suffisaient pas. Apparemment, ici, on n’a pas ce problème, observa Damien.

Je compris que la Maison de la Nuit venait d’apparaître au bout de la rue.

— Soulève-moi, Damien. Je veux voir.

Le spectacle étrange que présentait notre école me fît temporairement oublier ma souffrance. Les lampes à huile brillaient, illuminant l’immense structure en forme de château. Les flammes faisaient scintiller les pierres recouvertes de glace. Le bâtiment ressemblait à un énorme bijou.

Darius pointa une petite télécommande sur le portail en fer forgé et appuya sur un bouton. La grille s’ouvrit en grinçant, ce qui projeta des bouts de glace dans l’allée.

Tout le monde se taisait, tendu.

Soudain, notre voiture se retrouva encerclée de Corbeaux Moqueurs. Derrière apparut un combattant massif au visage plein de balafres, que je n avais jamais vu, à l’air menaçant.

— Voilà un de mes frères, un Fils d’Erebus, aux côtés de nos ennemis, dit Darius d’un ton amer.

— Ce qui signifie que les combattants sont eux aussi nos ennemis, conclus-je.